Les fluctuations de la mode, on le sait, suivent des diagrammes mystérieux et illisibles aux communs mortels. Ce que généralement nous surprend ce sont ces retours répétitifs de certaines tendances et de certains styles en vogue des dizaines d’années avant. Cela peut arriver à cause d’un film, d’un styliste, ou encore d’une certaine façon de sentir et d’expliquer le monde qui nous entoure à travers la lentille déformante du présent, qui nous fait croire être en spéciale syntonie avec les gens d’une époque passée – souvent, grâce ou à cause des interprétations des historiens d’une certaine période. Mais comment expliquer le fait que la récupération du passé advienne toujours par une société qui, ce passé-là, ne l’a jamais vécu?
Il arriva brièvement dans les années Soixante-dix (et début Quatre-vingt), spécialement en Angleterre, France et Italie, un retour de la mode des années Trente, évidemment revue selon les nouveaux canons de style. Les années Soixante-dix furent une des dernières périodes baroques flamboyantes de la mode. Pas seulement de la mode féminine, mais aussi et surtout masculine : comme l’a dit un grand spécialiste de l’art du tailleur, « l’ordre était corinthien ». Revers de veste exagérés, épaules à pagode, tour de taille et de hanches très serrés, pantalons moulants et larges au fond pour donner plus de mouvement à la figure, et, en quelque sorte, l’équilibrer. Des tournures de style déjà vu dans les années Trente, sauf qu’ils virent redessinés en manière quasi-caricaturale en les remettant en vogue. Pourquoi corinthien? Cela correspond au dernier ordre des chapiteaux grecs, le plus fantaisiste. Ce style suivait les ordres doric (très épurée) et ionic (entre les deux). Quand on regarde à la mode masculine des années Cinquante et Soixante, on comprend ce que je veux dire par là.
On peut dire beaucoup sur le style “disco”, une mode qui a pas mal de détracteurs. Les gentlemen conservateurs de tradition anglaise identifient dans les années Soixante-dix et début Quatre-vingt le pire du pire que la mode masculine ait jamais osé inventer, une décennie où on arriva à rejoindre « des excès de tous genres ». Telle sorte de louanges ont été exprimées par des messieurs qui étaient jeunes bien avant les années Soixante-dix, comme Giovanni Nuvoletti, ou par des messieurs qui, en 1978, pensaient plus volontiers à retourner leurs vestes qu’aux couleurs de celui-ci. Des critiques, donc, qui ne semblent pas représenter véritablement l’esprit de la décennie en question.
Les années Soixante-dix ne furent pas seulement un fouilli d’absurdes pantalons à pattes d’éléphant, velours côtelés, chemises fleuries en lycra, gros cheveux et grosses moustaches, guitares et pétards. Certes, les hippies étaient bien là. Mais il existait une cotée élégante et particulièrement raffinée, avec des matériaux précieux et des coupes exquises qui allaient avec une manière de penser l’habillement masculin dans une veine traditionnelle - et pourtant innovante. Ce modus vivendi exhala les derniers soupirs justement dans cette décennie bariolée, et tandis que les anciennes gloires du dandysme passé mourraient pour de vrai, des nouveaux élégants montraient leurs têtes dans les pages des magazines, visiblement inspirés par les maîtres du passé.
Les magazines de mode, pour une fois, marchaient au pas avec les temps : photographes plus ou moins célèbres (Barry McKinley, Helmut Newton, Chris von Wangenheim, David Bailey …) prirent à composer des images d’une beauté un peu camp et un peu provocante. A côté des top-modèles comme Pat Cleveland et Jerry Hall habillés comme s’ils avaient pris de la cocaïne et du LSD sur le plateau d’un film pré-code hollywoodien, parurent des élégants freluquets étriqués dans des blazers croisés aux revers immenses, étranglés par des gros papillons de velours, pliés à vernir les ongles de pieds de leur compagne ou à servir de bureau à une aggressive blondasse sans sourcils.
L’homme de goût des années Soixante-dix ne se laissait pas aller aux traumatisantes manies comme les chemises au plastron de dentelle (parfois bordé de noir!), il ne se laissait tergiverser ni par les costumes en fibres synthétiques, ni par les bottines en python compensées avec poissons rouges dans la plate-forme transparente… Ces dandies savaient choisir avec goût ce que le bazar de la mode de l'époque leur proposait. Les photos qui illustrent cet article veulent donner une idée de cette particulière règle d’or qui semble régir les hommes de goût de cette époque: “understatement dans la flamboyance”.
Cet art déco des années “Trente-Soixante-dix” fut en somme une serre splendide capable de faire renaître un peu d'esthétisme à la manière de Wilde : finesse et élégance avec une touche d’excentricité permise et appréciée. La vulgarité, déjà métabolisée dans la décennie précédente, était admise comme une citation drôle à faire, un clin d'œil à la culture pop américaine. Le goût précieux typique de ces messieurs, illumina encore une fois les fantasmes masculins en fait d’habillement avant de s’éteindre doucement vers le milieu des années 1980. Quelques noms restent célèbres : Tom Gilbert, Doug Hayway et Tommy Nutter furent les tailleurs londoniens inventeurs d’un style nouveau et « vintage » à la fois. Les raffinés de l’époque s’appelaient Cecil Beaton, Peter Coats, Jacques de Bascher, Antonio Lopez… En France, des stylistes comme Yves-Saint Laurent mais surtout Karl Lagerfeld (qui dînait en habit à la Coupole, un restaurant des années Trente), et Manolo Blahnik furent les fiers représentants de ce style excentrique et raffiné. Le monde de la musique ne pouvait pas se passer du vintage, non plus: le smoking était de retour dans les soirées au Palace de Paris et du Studio 54 de New York, temples du disco où l’on sacrifiait sur l’autel du glamour des nuitées entières. Le “disc jockey” du Palace, Guy Cuevas, se faisait photographier en monocle et smoking blanc imitant Eric von Stroheim, tandis que les chanteurs les plus en vogue retrouvaient le goût de s'exhiber en public accompagnés par des big bands (pensons à la Love Unlimited Orchestra de Barry White) ou composaient du disco jazz, comme les Alessi Brothers et leur tube “Oh, Lori”.
En lisant (de plus en plus) les florissantes mémoires des protagonistes de cette époque, on constate que le goût du vintage fut dicté d’abord par une tendance populaire: car dans les discothèques, à côté des monstres sacrés, il y avait tout un sous-bois de créatures de la nuit, désireuses de se faire remarquer. L’entrée même au Sept, au Palace ou aux Bains-Douche était strictement réglée par des visagistes blasés, qui prirent à faire rentrer les gens les mieux habillés (ou le plus étrangement), en somme ceux qui démontraient ainsi d'être venu comme pour une soirée speciale, et non pas par hasard: ces visagistes ne faisaient qu’obéir aux diktats des rois de la nuit, comme Fabrice Emaer, qui déclarait qu’au Palace, seuls les gens lookés avaient une place. Telle une fête à la cour de Louis XIV, les courtisans prirent goût à la parure, certes, mais sans un rond en poche. Comment faire? Voilà que les fameux fripiers parisiens vinrent à leur secours. En 1970-1980, les friperies regorgeaient encore des costumes à papa, voir des fracs, smokings, et autres merveilles du début du siècle. Rien de plus facile que de se réapproprier de tout cela, à la sauce fashion.
En somme, les références ne se limitaient pas strictement aux années Trente. Le fait de récupérer le vintage touchait le style masculin compris entre 1900 et le 1940. les vêtements du gentleman moderne s'harmonisent parfaitement dans la vague de la redécouverte des décorations des restaurants parisiens de la Belle Époque (occultés dans les années 1950 et 1960 parce que jugés « démodés » et redécouvertes à travers le travail du designer Slavik), de l’art déco (le “style 1925”), des tuniques hippy imprimées William Morris, et de ce que le monde du cinéma avait pris à proposer. Le cinéma, justement, s’appropria rapidement de la nouvelle tendence : un grand nombre de films avec Helmut Berger (Salon Kitty en premier) ou Liza Minnelli (Cabaret), sont parfaitement en syntonie avec l’époque. Mais ce sera bien de citer aussi Le Conformiste de Bertolucci, premier dans le genre et qui signa le point de départ pour cette mode internationale, donnant lieux à un vrai paradigme esthétique, spécialement dans des films « costumés » comme Pretty Baby, The Boyfriend, Valentino, Les Damnés, Adieu ma jolie, Chinatown, Lucky Lady, L’Arnaque, Sur la route de Nairobi, la série des longs métrages sur le détective Poirot avec Peter Ustinov, et bien évidemment Gatsby le Magnifique (avec les costumes dessinés par Ralph Lauren, le must du chic années Trente-Soixante-dix).
Cette mode était destinée à avoir une vie plutôt brève. Normal, si l’on songe à la quantité relativement limitée des références dans lequel puiser. Le SIDA arriva à stopper une bonne partie de cette génération qui avait fait du luxe et de l'insouciance, de la joie de vivre, un étendard. Mais le funèbre glas devait symboliquement sonner le 12 juillet 1979, dans le stade sportif de Chicago, où une foule de 50.000 personnes vinrent à brûler des vinyles de musique disco: un bûcher qui passera à l’histoire de la musique comme “Disco demolition night”. Trop gay, trop superficielle, trop esthetisante, la mode qui accompagnait les rythmes kitsch et décomplexés qui passaient dans les discothèques, devait disparaitre dans la rigueure grise, virile et métallisée des années yuppies de la décennie suivante.
Les années Trente-Soixante-dix, et le disco qui va avec, ne sont pourtant jamais passées vraiment de mode. Les styles musicaux changent, mais l’homme élégant reste tel: ses références n’ont fait que s’enrichir. A Paris, un engouement pour ces années-là, avec conséquente récupération des styles et des personnages qui en furent des égéries, revient en trombe chez plusieurs désigner (Husbands, Fratelli Mocchia di Coggiola, mais aussi chez Gucci et bien su l’éternel Ralph Lauren) et dans des établissements comme l’Alcazar, le Bonnie Club, Chez Loulou, ou le tout nouveau Les Grands Ducs. Loin d'être une morne reconstitution historique ou théâtre de banales soirées déguisées, ces endroits s'inscrivent dans une lignée élégante et sentimentale du revival, comme une gifle pailletée en plein visage de ceux qui croyaient que le camp-sans-soucis des années Soixante-dix était mort. Messieurs, sortez donc vos smoking de velours rose et vos bottines vernies, il était temps !
Massimiliano Mocchia di Coggiola is a regular contributor to Sky Blue. His work is published internationally in numerous different works, and he has a published book entitled "Dandysmes" , by Alter Publishing.
Sky Blue
Est. 2019