Belle, distinguée, noble, grande et svelte, en un mot: racée
Dans ce Père-Lachaise des Russes orthodoxes qu’est le cimetière de Sainte-Geneviève-des-Bois — une banlieue peu attractive sinon pour sa nécropole fleurie, reposent en paix une grande partie des personnalités du monde slave qui furent des figures majeures des arts et de la politique français. Et si Stravinsky et Diaghilev languissent de nostalgie dans leur Venise rêvée, ici on peut visiter — pour la somme modique d’un billet aller/retour de RER — des hommes comme le prince Youssoupov, l’assassin de Raspoutine. Son tombeau immaculé ne manque jamais de roses blanches, ni d’une bouteille de vodka, c’est l’usage. Auprès de lui repose son épouse Irina, élégante androgyne qui dirigea la maison de couture Irfé. Non loin, Serge Lifar qui fut le beau danseur des Ballets Russes et dernier amant de l’impresario de la troupe, voisine avec la somptueuse sépulture d’une autre étoile du ballet, Rudolf Noureev. L’étoile du cinéma muet Ivan Mosjoukine est enseveli sous une simple croix de béton, hélas privé du monument que Charles Vanel aurait aimé ériger à sa gloire. La famille Tolstoï n’a qu'un tombeau, assez grand faut-il dire ; mais étonnamment discret dans ce paysage de blanches croix orthodoxes. Il faut s'arrêter un moment devant cette sépulture qui abrite Tatiana Tolstoi, née en 1951 et décédée en 1998. Elle ne fut pas seulement la descendante du comte Fédor Tolstoï, artiste peintre de renom à l'époque de Pouchkine ; mais elle fut peut-être la seule femme dandy de l’histoire de cette éminente “société secrete” exclusivement masculine. Tatiana Tolstoi, tache rose dans cette para-aristocratie de l’élégance, avait compris la beauté de la mode masculine, ou plutôt du style, sans pour autant avoir jamais ressenti beaucoup d’attirance pour le sexe opposé. Belle, distinguée, noble, grande et svelte, en un mot: racée, dotée d’un physique avantageux et surtout d'une paire d’yeux qui auraient fait pâlir le séduisant Mosjoukine au regard perçant. Ces yeux d’argent liquide se promenaient sur le public assis dans l’ombre des Bains-Douches quand, en 1987, Thierry Ardisson s'essayait tant mal que bien, à l'interviewer pour son émission “Bains de minuit”. De noir vêtue, une cigarette dans une main et un verre de vin dans l’autre ( c’était le bon vieux temps de la télévision française !), ironique et parfaitement à l’aise, Tatiana présente son premier ouvrage, le livre De l’élégance masculine (Acropole, 1987).
Encore aujourd’hui, ce livre reste une référence dans le monde du style masculin. Œuvre-ovni, aussi, car écrite par une femme dans une bibliographie composée quasi exclusivement d’hommes. Ce livre est, de loin, un des meilleurs ouvrages modernes à ce sujet. L’essai de Tatiana Tolstoï fut le résultat d’une longue recherche qui amena son autrice à se fondre dans un milieux qui restait, dans les années 80, résolument traditionaliste, “à l’ancienne”. Bien que née à Saint-Germain-en-Laye, Tatiana avait passé une partie de son enfance en URSS avant de rentrer à Paris pour ses études de commerce à HEC-JF, puis en travaillant pour diverses maisons d’édition. Déjà, dans un contexte de serre-têtes et petites robes grises, la jeune Tatiana laissait ébahi son public avec des costumes Sonia Rykiel ou Hermès… Tatiana déteste le conformisme et, dans ces années 70-80, elle se plaît à fréquenter le monde interlope parisien autant que la crème de la noblesse. Et c’est dans ce contexte qu’elle décide de dédier un livre aux hommes qui l’entourent, chic sans être jamais à la page.
On ne parle pas, ici, de mode en effet; c’est plutôt le mot style qu’il faudrait employer pour décrire cet univers qui, depuis les années 1930 reste le même : la mode se démode, le style jamais, disait une autre grande prêtresse du goût qui fit fortune. Et si le livre de Tatiana souffre parfois de certains cotés didactiques imposés par l'éditeur soucieux d’en faire un manuel, chose que ce livre n’est qu'en partie, c’est dans ses bons mots et surtout par la longue préface (“L’art de bien s’habiller”), ainsi que dans les divers portraits d’élégants, que l’œuvre de Tatiana se révèle magistrale. “Je dédie cet ouvrage au verbe être dont l’abus, loin de m'éprouver, m’a été nécessaire. On ne paraît pas élégant." La Tolstoï veut raconter un idée d’élégance masculine intemporelle et légère. Pour ce faire, elle esquisse dix portraits d’hommes élégants nommés seulement par leurs prénoms. Ces dandys anonymes, dont j’ai pu à grand peine retrouver l’identité, se nomment, entre autres, Pierre d'Arenberg, Hector Bianciotti, Gilbert Cahen d’Anvers, Pierre Cheremetieff… Chacun d’entre eux est décrit dans son élément naturel, son château, son appartement ou au Ritz, habillés comme des dieux sur Terre, charmants, raffinés, languides, décrits avec empathie — et beaucoup d’ironie. La voix de Tatiana ne se tait jamais, elle est toujours là, la cigarette à la main, mi-amusée mi-sérieuse, tranchante et caustique. “Pourquoi ne m’avait-on désigné que des hommes habillés classiquement, éliminant d’emblée ceux qui s’habillent à la mode ? Des hommes dont la fierté consistait souvent à me montrer la date à laquelle leur costume avait été taillé”. Elle y croit, à ce narcissisme nécessaire, à cette parade d’hommes en tweed et souliers sur-mesure. Elle fait partie de ce monde d’aristocrates français et de russes blancs, confinés à Paris ou à Moscou ou à Rome ; car c’est plus drôle, et plus savant, de décrire ces sociétés, ironiquement, de l'intérieur. En découvrant la profondeur d’une mise bien faite, d’une cravate bien nouée, Tatiana se jette tête la première dans le "paroxysme de l’élégance”, se laissant séduire par ces hommes dont elle dit qu’ “en matière de séduction, vous pouvez leur faire confiance”, se rendant vite compte que “ce n’était pas à [elle] qu’ils s’adressaient. Ni même à la société. Un élégant authentique le demeurera en présence d’un tabouret de cuisine, voire en plein Sahara”.
1 Quelques minutes de cette émission sont visibles sur Youtube en appuyant ici.
Son homme élégant est un samouraï qui se bat contre les fantômes de la vulgarité et du ridicule avec de la laine et de la soie
En faisant l’éloge de la rigueur, Tatiana est probablement la première à rapprocher l'éloge de l’ombre de la philosophie japonaise, aux règles de la garde-robe masculine occidentale. Son homme élégant est un samouraï qui se bat contre les fantômes de la vulgarité et du ridicule avec de la laine et de la soie, et ce avec une foi tragicomique dans les lois qui gouvernent son accoutrement, des lois presque religieuses, sans autre fondement que la vanité: “On peut dater l’apparition de la cravate, certes, mais en quoi cela justifierait-il son port? A quelle nécessité obéit-elle? Et les revers des pantalons?”. “Appliquées avec trop de rigueur, ces conventions éloignent de l’élégance. Tout l’art de l’homme élégant consiste à dépasser ces interdits vestimentaires sans les transgresser”. Suprême dandye, Tatiana affirme que ces préceptes concernent les bonnes manières, et obéissent à ces principes: “Ne pas sembler les avoir apprises; Faire simple quand on peut faire compliqué; Être spontané même si l’on n’en a pas envie; Ignorer l’effort, ou le dissimuler, ce qui revient au même; Sembler n’avoir jamais réfléchi de sa vie; faire atterrir un avion long-courrier dont le pilote a été pris de malaise quand on n’a jamais piloté que des coucous, et ne pas ennuyer le monde du récit de cet exploit”...
Ayant pu parler à plusieurs personnes qui la connurent, qui furent ses amis dans leur jeunesse, j’ai eu la confirmation de ce que je soupçonnais déjà après la première lecture de son bouquin. C’est-à-dire, que Tatiana Tolstoï était une grande nostalgique “d’un monde qui n’existe plus” (ainsi me disait le prince S. d’A., qui fut son ami avant son mariage): nostalgique d’un monde révolu fait de fêtes nocturnes en costume à l'hôtel Lambert, de voyages en anciens palais vénitiens, de faux grands-ducs en exil et de beaux danseurs russes, de tailleurs de renom et de très nobles dépensiers. Cette recherche constante de la beauté va avec une éternelle déception: celle de découvrir, dans chaque minute de son existence, que le monde n’est pas celui qu’on avait imaginé, que les gens (même les plus hauts placés) ne partagent pas ces idéaux esthétiques. Son dandysme était en somme partie d’une “tradition périlleuse qui oblige à scier la branche sur laquelle on se trouve assis, tradition de négation qui peut même conduire au culte ironique de la convention vestimentaire”. Et c’est voué à l'échec, ça va sans dire. Mais enfin, quoi de plus noble que de perdre en beauté? L’arrogance des gagnants a toujours eu quelque chose de bien vulgaire.
Lire le livre de Tatiana Tolstoï donne envie d’en lire d’autres de sa plume ; mais ce serait une quête vaine. Mis à part une poignée de romans roses que l’on pourrait qualifier de romans de jeunesse, écrits sous divers noms de plume et un livre pour enfants sur la Russie de Catherine II, Tatiana Tolstoï fut prise par le vortex de la vie ; et la mort vint à sa rencontre quand elle n’avait que quarante-sept ans. Quand la triste nouvelle se répandit, on ignorait tout de ses dernières années, qui furent parfois difficiles. Tatiana décéda d’une foudroyante maladie, laissant derrière elle ce seul ouvrage digne de ses idéaux de distinction. Ceux qui eurent la chance de la côtoyer, se rappelleront toujours de sa gaieté, de son humour cinglant, et de son goût pour la farce: une façon de ne jamais se prendre au sérieux, ni le monde qui l’entourait. Que dire, justement, d'une écrivaine qui décidait de se déguiser en bonne-sœur pour rencontrer un lord anglais dans sa tenue de campagne, au grand chiffonnement de ce dernier? La fameuse devise de épater les bourgeois par Baudelaire, dandy devant l'éternel, pourrait si bien correspondre à cette dandye, plus baroque de tous les personnages qui apparaissent dans son livre!
“Comme ces feux de Bengale qui éblouissent le crépuscule d’une fête, ou ces éclats de rire surpris en marchant à côté d’une haie d'aubépines, l’apparition d’un homme élégant est trop éphémère et sa disparition trop frustrante pour ne pas hanter la mémoire toute une vie”. Ainsi, voudrait-on dire, de Tatiana Tolstoï.
CREDITS
Massimiliano is a writer and aesthethe based in Paris. In 2017 he published a book called Dandyismes and is a regular contributor to numerous magazines internationally. He also designs with his brother for their clothing and accessory brand Fratelli Mocchia di Coggiola.
Sky Blue
Est. 2019